Aujourd’hui, Jean-Luc a été appelé pour travailler. Il reviendra vers 17 heures. Presque j’ai envie de dire ouf. Mais en même temps, c’est complètement injuste : il est adorable, présent, aux petits soins pour moi, attentif à mes moindres désirs et c’est justement ça qui me fait drôle, c’est tellement peu dans mes habitudes ! Alors cette journée de solitude me fait beaucoup de bien pour penser à tout ce que j’ai vécu ces derniers temps qui me bouleverse totalement.
Quand je relis les premières pages de ce journal, j’ai l’impression qu’elles ont été écrites par quelqu’un d’autre, par quelqu’un qui subissait sa vie plutôt que de la vivre.
Ces pages ont commencé avec l’invitation au weekend à Casteljaloux. Le changement vient du fait que je n’en ai pas parlé à l’assistante sociale. J’ai décidé seule de l’accepter et en l’acceptant, c’est plus qu’une page de ma vie que j’ai tourné, c’est un livre que j’ai fermé, rangé pour en prendre un nouveau, pas encore écrit, mais qui pour une fois ne me fait pas peur.
Il y a plein de signes qui me le disent : j’ai rencontré Jean-Luc dans l’Aube, je vais travailler à Aurore… rien que des débuts ! C’est important d’y être attentive pour ne pas laisser partir ce train comme je l’ai fait jusqu’à présent en me disant que ce n’était pas pour moi, que je devais me contenter de ma petite vie étriquée de galères.
Je crois que le signe le plus énorme en fait, c’est ce maillot de bain.
Je ne sais absolument pas pourquoi j’ai fait une telle dépense. C’est plus que mon budget vêtements d’une année entière !
Sans vouloir me vanter, je trouve que c’était de loin le plus beau maillot des thermes !
Jamais je n’en ai eu comme celui-là. Gamine, c’est ma mère qui me les faisait, en aplatissant bien la poitrine, avec une sorte de jupette qui cachait le haut des cuisses : une horreur. Puis il y a eu ceux de chez Tatie et le dernier, tout déformé, je l’ai depuis plus de dix ans. Je l’avais trouvé au secours catholique.
Lorsque je porte ce maillot, je me sens, je suis une autre femme. En ce moment même je le porte, pour mon seul plaisir, pour sentir son contact sur ma peau.
Il est en lycra, doux et fluide. Il est entièrement doublé. La poitrine est bien maintenue haut-perchée, mise en valeur. Sur le côté gauche, des plis tout le long de la couture donnent de l’aisance sans me comprimer le ventre. Dans le jacuzzi, c’était drôle : les bulles rentraient sous le maillot et le faisaient palpiter à cet endroit ! On aurait dit qu’il était vivant et qu’il frétillait de bonheur ! C’était comme une respiration, une respiration qu’il me permettait. Cette sensation de respiration est renforcée par son imprimé. Si le fond est noir, il est recouvert de feuilles nervurées, des feuilles blanches, beiges, mais surtout rouges. Des feuilles vertes, ça n’aurait pas fait la même chose, c’aurait été banal, ordinaire. Là, tout de suite, ça fait exotique et il y a aussitôt un mot qui me vient : canopée avec tout ce qu’il m’évoque, le moutonnement de la forêt tropicale, la chaleur, le cri des oiseaux inconnus et le vent dans les feuilles comme une respiration.
C’est fou comme une seule lettre peut tout changer et faire basculer un univers. Quand je pense à canapé, je vois Claude avachi dedans, je vois les mégots qui débordent du cendrier, les cannettes de bière par terre, les paquets de chips éventrés, je sens l’odeur du tabac froid et le goût du sang dans la bouche qui suit les premiers coups.
Oui, depuis quelques temps, je laisse des mots rares envahir mon quotidien et me transporter là où ils veulent, loin de la vie de tous les jours, loin de ce qui m‘angoisse.
AUBE, AURORE, CANOPEE….. Je respire un autre air…Je suis bien dans ma seconde beau si douce.
Je retirerai mon maillot de bain avant le retour de Jean-Luc, il va me prendre pour une folle.
Sa maison aussi c’est étrange. Je m’y sens bien, même sans lui. Elle est toute en longueur et toutes les pièces du rez de chaussée s’ouvrent sur le jardin.
Il y a un grand séjour dans lequel tiendrait mon appartement tout entier. Une cheminée en pierre devant laquelle trônent deux fauteuils club en cuir, de ces fauteuils qui vous prennent bien dans leurs bras et où il fait bon se prélasser le soir devant le feu. Les murs sont couverts d’étagères pleines de livres, de bandes dessinées et de CD. A un bout du séjour il y a une chambre-bureau, à l’autre une grande cuisine, peinte en jaune soleil, ouverte sur le séjour pour ne pas isoler celui qui prépare les repas (je n’ai pas encore osé m’y installer). Ensuite vient un sas avec les toilettes et un grand placard puis la chambre de Jean-Luc toute blanche avec une salle de bain au carrelage multicolore et aux couleurs chaude de terre du sud. Derrière la cheminée, un escalier monte au grenier qui a été aménagé en deux grandes chambres-dortoir avec au milieu des toilettes et une salle de bain, c’est le domaine des enfants, il n’y va jamais.
Une tonnelle recouverte de glycine occupe tout le devant de la maison, avec une treille à chaque bout.
Les portes, les fenêtres et les volets sont peints en bleu-provence.
Le jardin est rempli d’arbustes qui fleuriront et sentiront bon au printemps, des lavandes, des chèvrefeuilles, des rosiers et du jasmin. Des arbres fruitiers aussi, cerisiers, pêchers, abricotiers, amandiers, pruniers, pommiers, jujubiers, un kaki, un kumquat et un néflier.
Le long du mur, bien protégé du mistral, il y a un potager au milieu duquel trône un vieux puits en pierre surmonté d’un dome en fer forge.
Tout au fond du jardin, avant un petit bois, il y a une piscine, au milieu d’une pelouse.
La maison est en pleine campagne, entourée de champs d’abricotiers et de pêchers.
Un autre monde….
Avant, c’était une grange. La maison de famille est un peu plus loin. C’est son frère qui y habite, celui qui a repris l’exploitation des fruitiers.
Il a aussi une sœur qui habite Valence où elle a une boutique de fleurs, une autre qui vit à Lyon, elle est institutrice dans une école maternelle et la compagne du père d‘Hugo qui travaille à la sécurité sociale en région parisienne.
Les enfants de Jean-Luc vivent à Grenoble où ils sont encore étudiants mais viennent souvent le voir, surtout le weekend. En fait, tous les weekend, la maison est pleine et il a proposé à Sarah de venir avec Hugo et il m’a dit d’en parler aussi à Thomas et à Leïla.
Ça va vite !
Ma vieille peur est toujours là !
Dès que je suis arrivée ici, lundi, j’ai appelé le notaire de Casteljaloux.
J’avais besoin de comprendre.
Il ne m’a pas donné trop de détails car celui dont Sarah est l’héritière ne l’a pas souhaité. Tout ce qu’il a pu me dire, c’est qu’il s’agissait d’un vieux monsieur, très riche, mort sans enfants, qui à fait de Claude son légataire universel pour compenser l’injustice dont il a été victime et qui a causé son départ de Casteljaloux en 1984.
Voilà l’explication dont je dois me contenter et qui entoure la vie de Claude de mystère.
C’est de tout le « complexe touristique » de Casteljaloux dont il s’agit ! Tout a été mis en gérance dans l’attente de retrouver Claude et lorsque son décès a été appris, il y a six mois, le notaire a fait des recherches pour savoir s’il y avait des descendants. C’est un hasard que je me sois présentée à la mairie. Il voudrait que je lui fournisse un certificat d’hérédité de Sarah que je fasse le nécessaire auprès du tribunal pour pouvoir être nommée sa tutrice et que je prenne ensuite contact avec l’administrateur de biens qui gère la fortune de Sarah. LA FORTUNE !
Encore une fois un autre monde….
A Casteljaloux, les filles ont été très chouettes avec moi. On était allées au marché ensemble le samedi matin. Je les avais quittées pour aller à la mairie. Elles m’ont bien entourée quand elles ont su que Claude était mort et ce sont elles qui m’ont encouragées à aller chez le notaire, même si je n’avais pas de rendez vous. Quand je suis sortie, elles ont tout de suite vu que j’étais bouleversée et elles ont proposé qu’on aille pique niquer au lac de Clarens. C’est vrai que je devais avoir l’air ahuri quand j’ai découvert la « petite maison de berger ». Quand je pense que je cherchais une golf, une voiture ! Tiens golfe, c’est encore un mot rare qui vient envahir mon quotidien.
Même s’il faisait froid, je me suis trempé les pieds dans le lac de ma fille !
Je ne lui ai encore rien dit. J’attends de la voir pour tout lui raconter de vive voix.
Mercredi, Jean-Luc m’a accompagnée à Béziers. Nous avons passé la journée avec mon père et ma soeur. Mon père a donné à Jean-Luc une bouteille de cartagène. Ils se sont bien entendus tous les deux. Ma soeur m’a dit au moins dix fois qu’elle me trouvait l’air heureux. Elle me l’a dit avec un petit air pincé qui m’a fait penser à ma mère quand elle me traitait de trainée. C’est comme si elle me reprochait mon Bonheur tout neuf.
Avant le retour de Jean-Luc, je suis allée dans le jardin ramasser de la doucette, pour la salade, puis j’ai preparé des coquilles saint Jacques et une fondue de blancs de poireaux avec de la crème fraîche et du vin blanc. Avec des pommes de terre et le vert des poireaux, j’ai fait une soupe. Et pour finir le repas, des îles flottantes.
Jamais encore ça ne m’était arrivé d’être femme au foyer, préparant seule le repas dans l’attente du retour de son homme. C’est étrange comme sensation, mais pas désagréable.